jeudi 31 octobre 2013

Adèle bleu sec : lesbiennes en mode mineur




Posons d’entrée cette donnée, je n’ai pas vu La vie d’Adèle. Et je n’ai pas l’intention de la voir. Pour des raisons qui me sont très personnelles et n’ont pas grand-chose à voir avec les polémiques. Il se trouve que je suis plutôt adepte d’un cinéma fondé sur l’art de l’ellipse aux antipodes de la méthode Kechiche. Qui plus est, là encore à titre individuel, si un scénario mettant en scène des lesbiennes adultes assumant leur sexualité m’aurait sans doute intriguée, je suis lasse des histoires d’enfants et/ou d’initiation.

Faute de grives ? Je n’ai pas pris goût aux merles.

Donc je me moque de Kechiche. Et de La vie d’Adèle. Non sujets pour moi. Mais à l’origine de nombreuses prises de paroles de lesbiennes. Ce sont ces réactions et discussions que j’ai vu se multiplier et accompagner la sortie du film qui m’intéressent.

Non pas tant en ce qu’elles disaient de l’objet film, mais plutôt par ce qu’elles suscitaient de production de discours, de réflexions et de représentations de lesbiennes sur leur sexualité et l’image qui en est projetée. Où et comment s’articulent ces positions, voilà qui m’excite davantage que le film.

Nombre de critiques qui se sont élevées exprimaient un sentiment de trahison. Fondé d’une part sur l’écart entre le film et la bande dessinée[1] dont s’est inspiré le cinéaste et d’autre part sur les différences produites par un regard hétérosexuel masculin en lieu et place d’un point de vue homosexuel féminin.

Ce sentiment me semble-t-il était inévitable. Comment un réalisateur pourrait-il faire autre chose que de s’approprier son sujet et parler de là où il regarde le monde ?

Que Kechiche fasse des choix d'homme hétéro, je ne sais comment il pourrait autrement. Pour ce qui est de l’impact de ces choix sur l’objet-film et la qualité de celui-ci, j’en laisse l’analyse à celles et ceux qui l’ont vu.

En revanche, d’un point plus général, trois éléments viennent à mon sens nourrir la frustration des lesbiennes déçues.

1/ la rareté des images et des représentations des lesbiennes dans les circuits grand public

2/ la quasi-inexistence de représentations produites par des lesbiennes dans ces mêmes circuits. Et comme l’a très bien pointé, Emilie Jouvet, "Ce qui est tabou encore aujourd’hui n’est pas le sexe, mais bien les images, les films et les discours spécifiques créés par les femmes (et les minorités) sur leurs propres sexualités."[2]

3/ La prétention revendiquée par Kéchiche au réalisme, jusque dans des scènes de cul.

Or non seulement, les images produites par des lesbiennes sont rares mais en en revanche les images hétéro porno pullulent. Dès lors, cette question de la représentation revêt une charge affective et politique indéniable. Et encore une fois, la représentation de leur sexualité – ce qui revient pour beaucoup de femmes à leur intimité – n’est portée à l’écran qu’à travers un regard, et donc des fantasmes masculins.

L’ambition affichée de coller au réel sème un peu plus le trouble, car sans même questionner la crédibilité de ces scènes (dont encore une fois je ne dirais rien sans les avoir vues), du réel au vrai, la frontière est faible.

Rapidement, c’est à l’aune de sa vérité, à travers son expérience et son histoire que chacune est tentée d’évaluer la représentativité de la mise en scène du désir et de sa réalisation.

Est-ce qu’un point de vue lesbien aurait fait la différence" feignait de s’interroger Marie-Hélène Bourcier dans sa chronique radio[3] pour Bang Bang le mag des genres[4] avant de répondre par l’affirmative. Sans aucun doute, tant dans le travail cinématographique que sur cette question de la représentativité. Ainsi que Marie-Hélène l’argumentait "20 ans de festivals lesbiens et certains films grand public américains" notamment ceux qui se sont attachés à intégrer des lesbiennes à leur projet, en ont fait la preuve.

Pas forcément mieux, mais différent c’est certain. Une production quelle qu’elle soit porte la marque de son auteur. Impossible de ne pas lier une œuvre aux conditions qui ont rendu possible sa production. Autant l’hétérosexualité masculine du réalisateur ne peut, en soi, discréditer son travail, autant elle ne peut être sans influence, négative comme positive. Comment se traduit-elle dans le film, il ne serait pas inintéressant que les critiques nous le montrent.

Demeure qu’avec une réalisatrice lesbienne aux commandes du projet, la question de la légitimité de ses choix se poserait en d’autres termes. Tout autant objet de critiques, d’élans et de déceptions, le film aurait été renvoyé à la singularité de son auteur. Regard d’une lesbienne et non des lesbiennes.

Or, dans le cas de La vie d’Adèle, à cette question de légitimité sont venues s’ajouter les sorties médiatiques de Léa Seydoux[5] se démarquant de son rôle et une campagne de promotion centrée sur l’universalisme du film. Le mot lesbienne, comme le remarquait fort justement la journaliste Alice Coffin, n’étant quasi jamais prononcé.

Additionnons le fait que la BD dont s’est inspiré le film, était, elle, écrite par une lesbienne, que cette BD avait connu un franc succès auprès des gouines et que le film s’en éloigne assez librement, et nombre d’éléments sont réunis pour expliquer la fréquente manifestation dans les commentaires d’un sentiment de dépossession.

Un sentiment encore nourri par la conviction qu’un projet similaire présenté par une lesbienne n’aurait sans doute pas trouvé les appuis et les financements nécessaires pour voir le jour. Le fait d’être porté par un mâle hétéro garantissant aux yeux des producteurs un pseudo universalisme, là où le projet d’une réalisatrice sera renvoyé au particularisme.

Et on en revient à une situation que les gouines connaissent bien : quand la société française ne les rejette pas purement et simplement dans l’ombre, c’est pour ne leur accorder que de se voir à travers une image façonnée par d’autres qu’elles.

Les politiques de production culturelle sont ainsi établies qu’elles les excluent des processus de création, leur interdisant de fait de participer à leur propre représentation et confiant à des hétérosexuels la tâche de montrer ce qu’est une lesbienne. C’est-à-dire en réalité, même avec les meilleurs sentiments du monde, ce qu’imagine un hétéro d’une lesbienne ou ce qu’il entend qu’elle soit.

Bref une mineure. Car comment appeler autrement une personne dont on juge que d’autres qu’elle-même sont mieux qualifiés pour parler en son nom ?

Une autre information apporte du grain à ce moulin de la minoration. Que penser de la décision du CNC[6] de n’interdire La vie d’Adèle qu’aux moins de 12 ans (avec avertissement) quand les critères habituels (sexe masculin en érection, sexes féminins en gros plan, scènes de sexe explicites) pris en compte par la commission de classification du CNC auraient dû plus logiquement conduire à une classification d’interdiction aux moins de 16 ans ?

Interrogé par Ariane Nicolas (pour son blog Contre Champ[7] consacré au cinéma), Gauthier Jurgensen, membre de la commission du CNC justifie ainsi cette décision : "Le spectateur est effectivement un peu piégé par ces images [les scènes de sexe]. Après, nous avons la garantie qu'il s'agit de deux adultes consentantes [sic], et qu'elles ont simulé, d'où l'interdiction aux moins de 12 ans. L'avertissement signale principalement la longueur des scènes de sexe."

Arguments pour le moins surprenants ! Questionné sur la crudité des scènes, Gauthier Jurgensen répond consentement. Par quel raccourci passe-t-on de scènes de sexe explicites à la question du viol ?

N’y aurait-il pas là l’irruption d’un impensé têtu ? La conviction au fond que deux femmes ne peuvent librement coucher ensemble ? Ou tout au moins, une telle difficulté à l’admettre qu’il faut en vérifier la réalité ? Heureusement, ce n’est que simulation !

Plus consternant encore, le consentement semblant se rapporter dans la réponse de Gauthier Jurgensen aux actrices et non aux personnages, j’ose espérer qu’il a conscience, puisqu’il semble dans son esprit nous parler de viol et non de représentation du viol, qu’au cas où les actrices n’auraient pas été consentantes, il s’agirait d’un crime relevant de la justice et non de la classification d’un film.

Mais revenons à cette classification, pourquoi La vie d’Adèle est-elle interdite aux moins de 12 ans quand cet été, L'Inconnu du lac d'Alain Guiraudie s’est vu gratifié d’une interdiction aux moins de 16 ?

Nul machisme là-dedans nous assure Jurgensen. Simplement, les scènes de sexe de l’Inconnu du lac sont "clairement non simulées". Tout est dans le clairement !

Il ne s’agit pas de protéger le jeune spectateur/trice de ce qu’il voit, mais de la réalité de ce qu’il voit.

Il n’y a donc pas de problème à le laisser regarder des scènes de sexe entre deux femmes tant qu’il ne peut imaginer que ce qu’il voit pourrait être vrai. Voilà la "différence fondamentale"selon le CNC.

Et pour bien nous persuader qu’il n’y a rien de sexiste dans cette différence de traitement entre les deux films, et surtout entre les regards posés sur la nudité et la sexualité des femmes et celles des hommes, le représentant du CNC en appelle à l’amour.

Il s’agirait de ne pas confondre un film sur la sexualité, L'Inconnu du lac, avec sa "vision brutale du sexe" et La vie d’Adèle qui "raconte la découverte de l'amour d'une façon plus générale."

Ah l’amour ! capote de l’androcentrisme !

(à suivre) …


En attendant, vous pouvez vous rendre ce week-end à Cineffable :

Le 25e Festival international du film lesbien & féministe de Paris :
Quand les lesbiennes se font du cinéma

du mercredi 30 octobre au dimanche 3 novembre 2013
23/25 rue Emile Zola - Montreuil 93100
Métro Robespierre
http://www.cineffable.fr/fr/f_prog.htm




[1] Julie Maroh, Le bleu est une couleur chaude, Glénat, mars 2010
[5] in Grazia
[6] Centre national du cinéma et de l’image animée
[7] http://blog.francetvinfo.fr/actu-cine/2013/10/22/sexe-pourquoi-la-vie-dadele-est-seulement-interdit-aux-moins-de-12-ans.html

lundi 14 octobre 2013

La mémoire, une arme au présent





Récemment le Centre gai et lesbien a sollicité mon témoignage quant à ses 20 ans, un appel à voyager dans ma mémoire, quasi concomitant à la lecture d’un article de Minorités[1] consacré à une exposition sur les cinq premières années du sida à New York.

Se souvenir !

Pour beaucoup de pédés et de gouines, l’interminable séquence mariage pour tous fut pénible en raison notamment du déversement massif de boues homophobes qui l’accompagna. Brutal ou larvé, il fut quasi quotidien sur près d’une année. Qu’il nous ait pris par surprise ou confirmé nos pires intuitions, peu d’entre nous peuvent prétendre ne pas en avoir été affectés.

Et le mardi 23 avril, tandis que l’Assemblée votait ce fameux texte au sujet duquel il y a tant à redire, une partie de la pédalerie française un œil sur ses écrans, l’autre sur les réseaux sociaux, échangeait en direct ses sentiments.

Soulagement, satisfaction, émotion. Larmes pour certains. Et pas toujours de bonheur. Dans l’ombre de cet instant, se tenaient de nombreux témoins disparus. Cette victoire, car à n’en pas douter, c’en était une, ses opposants l’ont voulu ainsi, n’aurait jamais été possible sans leur courage, leur volonté de se battre et leur refus du silence. Je veux parler des premiers militants contre le sida. Je veux parler de nos morts.

Leur absence nous déchire toujours le cœur. Et le silence qui entoure leurs combats est une insulte à la bravoure dont ils ont fait preuve. Aux souffrances endurées. Aux victoires qu’ils ont remportées. Aux droits qu’ils ont conquis.

Il y avait ce 23 avril, dans ces échanges pudiques de souvenirs, une dimension intime bien sûr, personnelle, mais aussi la conscience d’une douleur commune. Si difficile à extérioriser. Au point d’en négliger parfois que nous n’avons pas le droit de laisser le voile de l’oubli ensevelir ces hommes et ces femmes qui de leur vivant ont refusé qu’on les emmure dans la dissimulation.

Une exposition comme celle de New York ? A Paris ? Silence. Delanoë n’a rien vu à Paris. Rien.

Si nos dirigeants ne font preuve d’aucune volonté d’honorer la mémoire de ces combattants, s’ils ne souhaitent pas exposer combien l’engagement des réprouvés a permis de changer la nature de la bataille et afficher que c’est dans la lutte que se sont arrachés les progrès, thérapeutiques, sociaux, et juridiques, c’est parce qu’ils souhaitent nous raconter une autre histoire.

Une histoire où nous devrions nos droits à leur grande mansuétude, une histoire verticale où du haut de leur position, les politiques accordent et les citoyens expriment leur gratitude, tandis que des capitaines d’industrie s’enrichissent sans autre devoir que les profits de leurs pairs.

Une histoire dans laquelle, ils imposent leurs experts, verrouillent les cadres de discussion et dictent leur agenda. Font passer l’orthodoxie pour l’unique possible.

C’est à cette pratique du pouvoir, conservatrice et confiscatoire que s’est opposée une conception de la politique à la première personne, liant émancipation individuelle et émancipation collective, coalition des minorités pour lutter contre les discriminations et les inégalités structurelles.

C’est à ce jeu de rôles bien rodé que les malades et leurs proches se sont attaqués. Exigeant une redistribution des responsabilités et des engagements.

Refusant un système de valorisation du bénévolat contingenté à l’accompagnement des malades. Un système de classe, sexué, racisé, où des hommes hétérosexuels, blancs et riches s’accaparent le pouvoir tandis que femmes et exclus travaillent gratuitement à compenser le coût de leurs décisions.

Le sida, de fait, a amplifié le mouvement d’émancipation politique des gays. Confrontés à une épidémie dont l’Etat (et ce quelle que soit la couleur politique des gouvernements) ne prenait pas la mesure, confrontés à des enjeux qui les dépassaient individuellement et dont les conséquences étaient directement mortelles, les gays ont dû s’unir et se politiser. Pour lutter contre la maladie et sa propagation, ils n’avaient pas d’autre choix que de combattre les hiérarchies héritées du système politique, du pouvoir médical, et de l’ordre hétéropatriarcal.

Cette mobilisation ne s’est pas contentée d’apporter une réponse identitaire. Elle a également fait preuve de solidarité et s’est efforcée de répondre à l’échec patent d’un universalisme d’apparence par des stratégies concrètes d’alliances opposant à une prétendue fatalité et à la démission des responsables de la santé publique, la dénonciation de causes structurelles et une volonté transformatrice.

D’aucuns aujourd’hui souhaiteraient, jusque dans nos rangs se démarquer de cette histoire, ou du moins la relativiser, comme si désormais elle les encombrait.

J’ai en mémoire par exemple un Stéphane Martinet, aujourd’hui conseiller de Paris et adjoint au Maire du 11ème arrondissement, écrivant sur le site de Yagg ce printemps, qu’Act Up n’avait historiquement pas apporté grand chose tout compte fait.

La seule accélération de la mise à disposition des malades des antiprotéases en 1996 suffirait à lui répondre, sans laquelle nombre de mariage qu’il entend célébrer aujourd’hui n’aurait jamais eu lieu, les futurs mariés morts en ces funestes années.

N’en déplaise à ceux qui souhaitent s’en distancier, s’il est important de ne pas confondre lutte contre le sida et revendications LGBT, ne pas nier leur articulation ne l’est pas moins.

Politiquement, se souvenir de l’histoire de la lutte contre l’épidémie dans ce pays, c’est aussi se souvenir que nous avons déjà dû batailler très durement contre des gouvernements de gauche pour qu’ils prennent les mesures qui s’imposaient.

Se souvenir de cette lutte, c’est se revendiquer acteur d’un processus de transformation sociale et non, en récipiendaire de quelques privilèges accordés au compte-goutte.

Se souvenir de cette lutte, c’est refuser les excuses circonstanciées pour justifier de l’exclusion de populations désignées comme responsables par essence de leur statut d’exception.

En traitant de nos revendications en autant de sujets indépendants les uns des autres, le Parti socialiste, entend se dispenser de réformes en profondeur des mécanismes d’exclusion qui structurent la société. Il entend ne traiter que de symptômes, sans jamais s’attaquer à la source.

Et peu importent les privilèges dont on pense pouvoir profiter individuellement, accepter de surseoir à nos revendications revient à affirmer qu’il nous est acceptable que des droits ouverts à d’autres nous soient refusés au prétexte de notre orientation sexuelle. Quand nous sommes les premiers à accepter l’homophobie, il n’est pas très étonnant que d’autres la trouvent légitime, y compris dans des versions plus brutales.

En agissant ainsi, non seulement nous nous portons préjudice à nous-mêmes, mais nous nous désolidarisons de tous ceux qui ne renoncent pas à exiger des politiques une véritable volonté réformatrice.

Les associations de lutte contre le sida ont toujours posé la solidarité entre exclus et l’articulation de leurs revendications au cœur de leur mobilisation, elles n’y ont souvent réussi que partiellement, mais elles n’ont jamais dévié de cette certitude : c’est dans le respect et la fierté de nos identités respectives que nous pouvions agir au profit de tous.

Alors commençons par respecter notre propre histoire.

Ne nous en laissons pas déposséder par ceux qui voudraient l’effacer ou la réécrire pour justifier leurs désengagements.

Il ne s’agit pas de nous inventer des héros. Encore moins de bâtir des mythes, ce qui reviendrait à enfermer ces hommes et ces femmes qui se sont battus dans les placards de l’histoire. Des placards dorés mais des placards quand même.

Il s’agit simplement de nous saisir des outils qu’ils nous ont légués, eux qui avaient choisi de ne pas se taire, pour à notre tour, refuser que d’autres décident à notre place de nos vies.

A l’heure où l’état revoit à la baisse les crédits de lutte contre le sida en se servant des compétences acquises par les associations pour leur faire porter la charge de la lutte,

A l’heure où le Parti socialiste entend honorer ses engagements de campagne non en se référant à des principes mais au gré de son évaluation climatologique des rapports de forces politiques,

A l’heure où un ministre de l’intérieur qui se prétend de gauche, à l’exemple de ses prédécesseurs fait expulser sans vergogne des malades étrangers et assigne des vocations à des populations en fonction de leur origine,

Ne pas oublier les combats antérieurs aux nôtres, c’est aussi nous permettre d’en évaluer les apports comme les limites, nous permettre d’inventer les ressources nécessaires aux combats d’aujourd’hui.



[1] http://www.minorites.org/index.php/2-la-revue/1505-aids-in-new-york-lexposition-inesperee.html